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NicolasVitryenMieux

Le miracle et le monstre

Par Hartmut Rosa, sociologue et philosophe. Article traduit de l’anglais par Hélène Borraz



Oui, nous pouvons arrêter, le monde. Et c’est même c’est très facile. Voilà le miracle que semble accomplir le Coronavirus. Mais c’est nous, et non le virus, qui l’avons fait ! Utilisant pour cela la même force qui jusqu’alors nous conduisait à produire toujours plus et toujours plus vite. On sait comment on freine. Que fait-on après ?

Ce que nous vivons en ce moment n’est rien de moins qu’un véritable miracle sociologique. Quelque chose d’incroyable est en train de se produire. Le monde ralentit. On a l’impression que des freins gigantesques ont été serrés sur les roues perpétuelles de la production, du mouvement et de l’accélération. Depuis plus de 200 ans, depuis le début du XIXe siècle, le globe connaît un processus de dynamisation (inégal et souvent violent) : nous avons littéralement mis le monde en mouvement à un rythme toujours plus rapide.

Il suffit de regarder les chiffres : depuis 1800, la production et la consommation économiques, l’utilisation et l’épuisement des ressources, l’utilisation de l’énergie, la masse totale et le nombre de personnes en mouvement augmentent tous de manière incessante et exponentielle. Lorsque vous regardez l’ensemble des mouvements de personnes et de biens et matériaux circulant sur la planète, vous obtenez une courbe de croissance impressionnante qui ne connaît pratiquement aucune rupture, pause ou limite significative. Certes, les récessions économiques et les guerres ont parfois, pendant de courtes périodes, réduit la vitesse de production et de mouvement mais, invariablement, elles ont aussi produit de nouvelles formes et opportunités de croissance et d’accélération. Comme nous le savons grâce à Paul Virilio, les guerres ont toujours été des causes importantes d’accélération et de mobilisation.

Et maintenant ? Le monde s’arrête. Non pas du fait d’une crise économique. Ni d’une guerre. Ou d’une catastrophe naturelle : c’est nous, les humains, qui, par décision politique et après délibération, avons freiné ! Le virus n’est évidemment pas en train de corroder nos avions. Il ne détruit pas nos usines. Il ne nous force pas à rester chez nous. C’est notre délibération politique et notre action collective qui le fait. C’est nous qui le faisons !


Nous pouvons le faire ! Nous l’avons fait !

Pourquoi est-ce si remarquable ? Parce que plus de cinquante ans d’inquiétude croissante face à la catastrophe climatique imminente, toutes les grandes conférences mondiales sur le climat, tous les partis et politiques verts, n’ont pratiquement rien pu faire pour ralentir les roues. Les rouages de la croissance et de l’accélération mondiales étaient totalement insensibles à ces critiques et inquiétudes, ainsi qu’à toutes les actions politiques prises pour contrer la crise climatique. Le nombre de voitures ? Il augmente d’année en année. Le nombre de voyages en train ? On constate une explosion mondiale ces deux dernières années. Le nombre de camions sur les routes ? Le nombre de bus ? De métros ? De navires de croisière et de porte-conteneurs ? Tous ces chiffres partent en flèche.

Le plus significatif de tous, bien sûr, c’est le trafic aérien : l’augmentation spectaculaire du nombre d’avions, de vols et de passagers dans le monde entier. Et maintenant, en avril 2020 ? Les chiffres chutent dans tous les domaines, et presque partout dans le monde. Ils connaissent une baisse absolument inimaginable il y a quelques mois. C’est un miracle. Pour le répéter une fois de plus : toutes les preuves d’une crise climatique, souvent ressenties physiquement dans de nombreux endroits de la terre ces dernières années, toutes nos intentions politiques n’ont rien pu faire pour arrêter ou même ralentir ces roues. Pas plus que deux cents ans de puissantes critiques du capitalisme face aux moteurs d’accumulation du capital. Mais là, ils sont à l’arrêt. Et nous sommes encore en vie ! Nous pouvons le faire ! Nous l’avons fait !

C’est une expérience collective d’auto-efficacité absolument incroyable : oui, nous pouvons contrôler, ou du moins arrêter, le monde ! Nous pouvons l’arrêter, nous pouvons le remettre en marche ! Il est faux de prétendre que « nous ne pouvons rien faire face aux rouages du capitalisme, à la puissance des marchés financiers », etc. Au contraire, c’est TRÈS facile de faire quelque chose !

Néanmoins, provoquer un arrêt n’est bien entendu pas la même chose que créer une société différente, cela ressemble davantage à un accident. La société moderne telle qu’elle fonctionne depuis deux siècles ne peut se stabiliser que de manière dynamique. Sans croissance ni accélération permanentes, nos institutions ne marchent pas, nous perdons des emplois et des entreprises, nous ne pouvons pas maintenir notre système de santé, notre régime de retraite, nous ne pouvons pas faire fonctionner nos institutions culturelles et éducatives, etc. C’est pourquoi, pour le moment, nous sommes uniquement sur le point de provoquer un crash.

C’est comme avec une bicyclette, qui elle aussi ne peux se stabiliser que de manière dynamique. Tant qu’elle est en mouvement, elle avance de manière stable et constante, mais si vous la ralentissez ou l’arrêtez, elle commence à perdre l’équilibre et tombe. Voilà pourquoi, à ce stade, il nous faut en fait réinventer la société, ou alors remettre en marche aussi vite que possible les rouages de l’accélération. Mais cette dernière solution ne me semble pas une bonne idée car le coronavirus nous a permis de faire un grand pas vers la réinvention de la société, vers un changement de paradigme sociétal.


Quel triomphe de l’auto-efficacité !

Pourquoi n’est-ce pas une bonne idée de revenir à un système d’équilibre dynamique ? Parce que, pour le dire brièvement, ce système connaissait de toute façon une crise aiguë, ou plutôt toute une série de crises, et ce depuis déjà un certain temps. La nécessité de produire sans cesse de la croissance, de l’innovation et de l’accélération a engendré une réalité sociale qui se caractérise par un mode de vie agressif à tous égards. Cela a conduit à des attaques envers la nature à travers nos industries extractives ou en raison des niveaux de pollution ; cela a renforcé l’agressivité dans le monde politique, où ceux qui ont des opinions politiques différentes (Brexiteers et Remainers au Royaume-Uni, par exemple, ou Trumpians et Démocrates aux États-Unis) deviennent de plus en plus hostiles les uns envers les autres et refusent de s’écouter ; et cela a également engendré une forme d’auto-agression au plan individuel qui ne cesse de croître : les sujets luttant constamment contre leur corps et leur personnalité au nom de l’auto-optimisation.

Les conséquences de cette dernière agression se manifestent non seulement dans les cas avérés de burnout et de troubles liés au stress, mais aussi dans la crainte généralisée de cet épuisement ainsi qu’à travers des formes obsessionnelles d’autosurveillance. De plus, malgré tous nos efforts conjugués pour augmenter l’énergie physique, politique et psychique investie dans le système d’accélération, les taux de croissance économique ne sont de toute façon pas assez élevés et stables : depuis 2008, les marchés économiques et financiers sont en crise, à tel point que même des taux d’intérêt négatifs ne sont pas capables de stimuler les moteurs de la croissance. Par conséquent, le système de stabilisation dynamique, tel qu’il fonctionnait avant la crise du coronavirus, a produit, à lui seul, de graves crises écologiques, économiques, politiques et psychologiques.

Alors pourquoi vouloir revenir à ce système ? La plupart des gens partout dans le monde étaient à peu près conscients que l’effondrement économique, politique, psychologique et, avant tout, écologique était de toute façon imminent. Mais l’impression générale était que personne ne pouvait faire grand-chose contre la machine. L’économie, la logique des marchés, la mondialisation, l’accélération, le « progrès » technologique, tout cela ressemblait à des lois naturelles. Or, aujourd’hui, nous constatons que le coronavirus est capable, avec une facilité déconcertante, d’arrêter tout en quelques semaines. C’est, bien entendu, et j’insiste, une façon métaphorique de parler : le coronavirus n’a rien fait de tel ! C’est nous qui l’avons fait ! Nous pouvions le faire ! Nous avons agi politiquement ! Just Do it », le vieux slogan de Nike, est devenu une nouvelle réalité politique. Quel triomphe de l’auto-efficacité !

Mais pour aller de l’avant – et c’est bien entendu le plus difficile – nous devons saisir la véritable nature des freins qui ont mis le système à l’arrêt. Des freins sociaux, je l’ai dit, mais comme la physique nous l’apprend, il faut de l’énergie pour arrêter un mouvement, et pour arrêter un mouvement mondial d’une telle ampleur, il faut beaucoup d’énergie. La question est donc la suivante : quelle est la source de motivation de l’action politique qui, en quelques semaines à peine, est capable de clouer au sol tous nos avions, de fermer nos écoles et nos universités, d’arrêter les usines ou de leur ordonner de produire des dispositifs médicaux au lieu de voitures et, incroyable, de faire cesser toutes les championnats de football dans le monde ?! Ce que je veux dire ici, c’est que c’est en fait la même force culturelle qui a fait tourner les moteurs d’accélération et qui, à présent, freine et force le système à s’arrêter. Cette force culturelle, c’est le désir de contrôle et de domination.


Le coronavirus signale le retour de l’indisponibilité sous la forme d’un monstre.

Comme j’ai essayé de le montrer dans mon court essai sur l’indisponibilité (Rendre le monde indisponible, La Découverte), le moteur culturel qui alimente le système de stabilisation dynamique réside dans l’idée et le désir d’élargir l’horizon de ce qui peut être rendu disponible (verfügbar en allemand, available/disposable/controllable en anglais). Nous essayons donc de repousser les limites de la connaissance scientifique en utilisant des télescopes et des microscopes, par exemple, et nous tentons sans cesse d’accroître le contrôle technologique des processus naturels. Nous avons ainsi accru notre emprise sur la matière en acquérant la capacité de diviser l’atome. Ce faisant, nous sommes devenus capables de manipuler la matière de l’intérieur, pour ainsi dire. En outre, nous repoussons les limites économiques de ce qui peut être rendu disponible et accessible aux individus en augmentant la richesse et en baissant les prix. Et nous tentons de rendre les processus sociaux contrôlables grâce à un maillage mondial de réglementations politiques et de systèmes juridiques. Par le biais de la marchandisation, de l’assurance et de la légalisation, presque tous les aspects de la vie sont devenus disponibles, prévisibles, légalement protégés, assurés.

Maintenant, le coronavirus Sars-Co-V2 signale le retour de l’indisponibilité sous la forme d’un monstre. Nous ne l’avons pas étudié scientifiquement. Nous ne pouvons pas le dominer, ni même le traiter médicalement. Nous ne pouvons pas le contrôler ou le réglementer politiquement ou juridiquement. Nous n’avons aucune idée de ses conséquences économiques. Il est monstrueusement incontrôlable. Et, plus encore, il s’avère indisponible pour chacun de nous au plan individuel : nous ne pouvons ni le voir, ni l’entendre, ni le toucher, ni le sentir. C’est ce qui en fait un monstre. La chose peut se cacher derrière le moindre recoin, elle semble flotter dans l’air, et il est bien possible qu’elle ait déjà pris possession du corps de l’inconnu que je rencontre dans la rue ou de la personne à mes côtés – ou peut-être même de mon propre corps ! Le coronavirus est la manifestation du pire cauchemar de la modernité : le monde qui se rend indisponible.

C’est la perte totale de notre sens individuel et collectif de notre propre efficacité. Nos systèmes ne peuvent pas le contrôler, et nous ne le voyons même pas ; nos sens sont incapables de signaler le danger. Cette peur est, de toute façon, tapie dans la réalité de la modernité tardive. Nous avions le sentiment croissant que la question climatique devenait incontrôlable, que les marchés économiques ne pouvaient plus être régulés politiquement, que le monde politique après Trump et le Brexit était devenu totalement imprévisible, que le monde entier était en plein bouleversement. Nous avons maintenant un nom et une cible pour cette angoisse : corona, l’incontrôlable ! La réaction mondiale que nous observons était, d’une certaine manière, tout à fait prévisible : nous essayons de faire tout ce que nous pouvons, scientifiquement, politiquement, économiquement, technologiquement, pour « reprendre le contrôle » (et ce n’est pas un hasard si c’était le slogan des pro-Brexit !).

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a formulé cet objectif très clairement : identifier chaque cas, retrouver tous les contacts d’une personne infectée, isoler tous les porteurs du virus. Il s’agit clairement d’une volonté de rétablir la disponibilité. Et il est évident que c’est futile puisque c’est impossible. Bien entendu, cela n’en fait pas pour autant une mauvaise stratégie. Il y a de très bonnes et solides raisons médicales et épidémiologiques d’agir exactement comme nous le faisons. En fait, c’est ce que le coronavirus peut nous apprendre : ne pas considérer un virus comme un simple coup du sort. Nous devons le combattre et nous battre autant que nous le pouvons et à tous les niveaux d’action : scientifique, médical, politique. Mais il nous fait prendre conscience que la vie humaine est totalement vulnérable, et plus que cela qu’elle est imprévisible, incontrôlable.


Le moment est venu de changer de paradigme.

Cependant, sociologiquement parlant, je pense que l’étonnante force des freins sociaux et politiques, grâce auxquels nous ralentissons le monde jusqu’à le stopper, n’est pas différente du moteur socioculturel (et institutionnel) qui a alimenté le processus d’accélération. Néanmoins, cette force change effectivement la donne en nous faisant prendre conscience que nous, en tant que sujets politiques, sommes capables d’une action politique puissante – le coronavirus est une expérience impressionnante d’auto-efficacité collective.

Nous pouvons et devons utiliser cette force pour affronter la crise climatique – ainsi que toutes les autres formes d’agression. Le moment est venu de changer de paradigme. Les changements de paradigme ne sont possibles que lorsqu’un ancien paradigme entre en situation patente de crise. Car en « temps normal », les institutions et les processus sociaux ne font que suivre les règles et les routines établies, parfois si profondément ancrées que le changement semble impossible. Les sociologues parlent alors de « dépendance au chemin ». Le prix à payer pour changer de voie et inventer quelque chose de nouveau est tout simplement trop élevé, la divergence trop risquée tant que les systèmes sociaux et économiques fonctionnent plus ou moins correctement au quotidien.

Mais de temps à autre, au cours de l’histoire, en temps de crise et/ou d’innovation, il y a des moments historiques d’indécision ou de « bifurcation » dans lesquels on ne sait pas comment une communauté ou une société socioculturelle va continuer. Dans de telles situations, les modèles sociologiques ou économiques ne peuvent pas prédire l’avenir, car il est fondamentalement ouvert. Comme nous le rappelle Hannah Arendt, ce sont les moments où quelque chose de nouveau peut naître, où la capacité humaine d’innovation – qu’elle appelle la « natalité » – peut ouvrir une nouvelle voie. Je suis enclin à interpréter ces moments comme des moments de résonance collective. Les acteurs sociaux se sentent existentiellement touchés et émus par la situation, ils se rendent compte qu’ils sont capables de s’arrêter, d’écouter et de répondre à la situation d’une manière qui les transforme, eux et le monde social qui les entoure. Et le résultat de cette transformation est constitutivement indisponible, unverfügbar ; il ne peut être prédit. Mais il peut provoquer un changement.

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